Chapitre 8

 

 

Au moment de poster ce pli, je ne savais pas quel était mon état d’esprit. J’aurais été incapable de préciser ce qui, dans mon courrier, relevait de la sincérité cordiale ou de l’ironie. Melvin Mapple m’inspirait du respect et de la sympathie, mais se posait avec lui le problème que j’ai avec 100 % des êtres, humains ou non : la frontière. On rencontre quelqu’un, en personne ou par écrit. La première étape consiste à constater l’existence de l’autre : il peut arriver que ce soit un moment d’émerveillement. À cet instant, on est Robinson et Vendredi sur la plage de l’île, on se contemple, stupéfait, ravi qu’il y ait dans cet univers un autre aussi autre et aussi proche à la fois. On existe d’autant plus fort que l’autre le constate et on éprouve un déferlement d’enthousiasme pour cet individu providentiel qui vous donne la réplique. On attribue à ce dernier un nom fabuleux : ami, amour, camarade, hôte, collègue, selon. C’est une idylle. L’alternance entre l’identité et l’altérité (« C’est tout comme moi ! C’est le contraire de moi ! ») plonge dans l’hébétude, le ravissement d’enfant. On est tellement enivré qu’on ne voit pas venir le danger.

Et soudain, l’autre est là, devant la porte. Dessaoulé d’un coup, on ne sait comment lui dire qu’on ne l’y a pas invité. Ce n’est pas qu’on ne l’aime plus, c’est qu’on aime qu’il soit un autre, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas soi. Or l’autre se rapproche comme s’il voulait vous assimiler ou s’assimiler à vous.

On sait qu’il va falloir mettre les points sur les i. Il y a diverses manières de procéder, explicites ou implicites. Dans tous les cas, c’est un passage épineux. Plus des deux tiers des relations le ratent. S’installent alors l’inimitié, le malentendu, le silence, parfois la haine. Une mauvaise foi préside à ces échecs qui allègue que si l’amitié avait été sincère, le problème ne se serait pas posé. Ce n’est pas vrai. Il est inévitable que cette crise surgisse. Même si on adore l’autre pour de bon, on n’est pas prêt à l’avoir chez soi.

L’illusion serait de croire que l’échange épistolaire protégerait de cet écueil. C’est faux. Les autres ont tant de façons de débarquer chez vous et de s’imposer. Je ne compte plus les correspondants qui m’ont dit un jour qu’ils faisaient comme moi, qu’ils écrivaient comme moi. Melvin Mapple avait trouvé une manière singulière de s’assimiler à moi.

Les gens sont des pays. Il est merveilleux qu’il en existe tant et qu’une perpétuelle dérive des continents fasse se rencontrer des îles si neuves. Mais si cette tectonique des plaques colle le territoire inconnu contre votre rivage, l’hostilité apparaît aussitôt. Il n’y a que deux solutions : la guerre ou la diplomatie.

J’ai tendance à privilégier cette dernière. Pourtant, je ne savais pas si mon ultime lettre à Melvin était de cet ordre. Mon besoin de la lui envoyer l’emporta : sa réaction me renseignerait sur la nature de mon message.

Un courrier diplomatique, c’est un pléonasme. « Diplomate » a pour étymologie l’ancien grec diploma, « papier plié en deux », soit pli. La diplomatie a commencé par la correspondance. La lettre peut en effet être un moyen de dire aimablement les choses. D’où une contamination historique de ces deux pratiques : un diplomate écrit souvent beaucoup de missives et le genre épistolaire prend souvent des manières diplomatiques.

Plus que tous les autres écrits, le courrier s’adresse à un lecteur. Je me mis à attendre la réponse de ce dernier avec une angoisse diffuse. Bizarrement, ce n’était pas de l’impatience. Une absence de lettre eût été une réaction convenable.

Fatiguée de ma vie française, j’allai me reposer une semaine en Belgique. Pendant sept jours, je connus ce luxe invraisemblable : le zéro absolu épistolaire. Il en va du courrier comme de n’importe quoi : l’excès est aussi insupportable que la carence. J’ai connu plus qu’à mon tour ces deux extrêmes. Je crois que je préfère quand même l’excès, mais il n’en reste pas moins pénible. Le manque de courrier, qui fut le lot de ma longue adolescence, donne une impression de froid, de rejet, le sentiment terrible d’être une pestiférée. L’excès vous propulse dans une mare pleine de piranhas qui cherchent tous à vous dérober une bouchée. Le juste milieu, qui doit être bien agréable, m’est une terra incognita.

À cette impasse, je n’ai trouvé d’autre solution que la fuite. Le bon côté de l’affaire, c’est de vivre alors un bonheur dont les autres n’ont pas eu la révélation : la joie de ne pas recevoir de missive et l’ivresse de n’en pas écrire.

C’est une jubilation très particulière, pendant laquelle une petite voix démoniaque ne cesse de murmurer dans la tête : « Tu n’es pas en train d’ouvrir une enveloppe qui pèse une tonne, tu n’es pas en train de tracer les mots “Cher Machin”, tu n’es pas dans l’échange… » La ritournelle de ce chuchotement intérieur multiplie le plaisir par quinze.

Les meilleures choses ont une fin. Le 29 avril, je repris le train pour Paris et, dès le 30 avril, je regagnai mon bureau. Un monceau d’enveloppes de tailles diverses le recouvrait.

Je respirai un grand coup et m’assis. Pour affronter l’ennemi, j’ai une méthode : je commence par trier. Je différencie les expéditeurs inconnus des connus et, parmi ceux-ci, je dispose à gauche ceux que je me réjouis de lire et à droite ceux qui s’annoncent fastidieux. Comme toujours, ces derniers envoient des courriers énormes. C’est une loi de la nature, dussé-je me répéter : la lettre désirée est courte, la missive indésirable est volumineuse. Cela se retrouve à tous les niveaux du désir : les mets de choix ne débordent pas de l’assiette, les grands crus sont servis de façon parcimonieuse, les êtres exquis sont sveltes, le tête-à-tête est la rencontre espérée.

Cette règle est si profonde qu’il est vain d’essayer de l’influencer. Combien de fois ai-je suggéré à des correspondants sympathiques mais gravement diserts de ne pas m’envoyer plus d’une page recto verso ? Combien de fois ai-je expliqué qu’ils m’apparaissaient alors sous leur meilleur jour ?

Après deux ou trois courriers où gentiment ils respectaient mon souhait, inexorablement revenait l’ajout, d’abord une simple carte postale, ensuite un feuillet supplémentaire, enfin les bonnes vieilles tartines beurrées qui étaient leur habitude et qui transforment une enveloppe en désolant sachet pique-nique. Le format, comme le style, c’est l’homme : on n’y peut rien, semble-t-il.

Moi non plus, je n’y puis rien, si mon désir va aux lettres simples plutôt qu’aux choucroutes garnies épistolaires. Je débute par celles-ci, dont je survole le contenu, pour savoir si je peux le lire sans vomir. Je garde pour la fin les courriers qui méritent ce nom, c’est-à-dire les missives brèves. C’est la politique du dessert.

Ce 30 avril, en effectuant mon tri, je reconnus une enveloppe d’Irak. Ce n’est pas que j’aie oublié Melvin Mapple, mais pendant une semaine il n’avait plus été parmi mes préoccupations. Je ressentis ce mélange de joie et d’accablement qu’il provoquait désormais en moi. Fidèle à ma technique, j’ouvris d’abord toutes les enveloppes avec des ciseaux. Cela me prit une heure. En premier, je lus la lettre du soldat américain :

 

Chère Amélie Nothomb,

 

Merci pour votre lettre qui m’a enthousiasmé. Vous avez fait mieux que me comprendre, vous m’avez donné une idée géniale. Quel dommage que je ne vous aie pas écrit dès mon arrivée à Bagdad ! J’aurais photographié ma prise de poids dès le début et mon carnet d’obésité aurait été autrement spectaculaire. Mais vous avez raison, il n’est pas trop tard, et je possède quelques clichés du temps de mes 55 kilos, puis de mes 80 kilos, donc on aura quand même une impression d’évolution. Grâce à vous, maintenant, quand je me pèse le matin, je suis joyeux : il n’arrive jamais que je n’aie pas grossi. Bien sûr, il y a les bons jours et les mauvais jours : parfois, je n’ai grossi que de 100 grammes, mais parfois, j’ai engraissé d’un kilo en vingt-quatre heures et ça, c’est gratifiant.

Vous sembliez mal à l’aise en me suggérant de noter tout ce que je mangeais : vous aviez tort. À présent, je vais à table avec mon carnet et vous n’imaginez pas comme je m’amuse à inscrire tout ça. Les copains sont au courant et ils m’aident, ce qui n’est pas inutile, car on oublie toujours un petit truc comme un sachet de chips ou des cacahuètes. Ce projet artistique est devenu le nôtre : je ne suis pas seulement mon œuvre, je suis aussi l’œuvre des potes. Ils m’encouragent à bouffer, ils me photographient. J’avais redouté qu’ils me volent l’idée et qu’ils consacrent aussi des cahiers à leur propre obésité, j’avais tort : ça ne les tente pas. Ils n’ont pas cette conception esthétique, mais ils applaudissent à la mienne. Mon surnom, c’est Body Art. J’adore.

Je n’ai pas caché que cette idée venait de vous, ça les a impressionnés. Qui d’autre que vous y aurait pensé ? Il fallait non seulement être écrivain, mais être cet écrivain. Vous savez, j’ai beaucoup lu dans ma vie, j’ai, comme on dit, fréquenté pas mal d’auteurs, en lisant leurs œuvres complètes, et je peux vous l’assurer : c’est une idée à la Amélie Nothomb.

Merci. Grâce à votre dernière lettre, vous m’avez aidé à trouver un sens à mon existence. Il me semble que ce devrait être le but de tout écrivain. Vous méritez d’exercer ce beau métier. Quand je vous ai dit que mon obésité était mon œuvre, j’ai cru que vous alliez vous moquer de moi. Or non seulement vous ne l’avez pas fait, mais vous m’avez donné le moyen d’accomplir et de partager mon rêve. Sans ce carnet que vous m’avez conseillé de réaliser, comment aurais-je pu expliquer ma démarche à autrui ?

C’est d’autant plus important que mon art a une signification politique. Rien de moins gratuit que mon obésité, qui inscrit dans le corps mon engagement : il s’agit d’exprimer à la face du monde l’horreur sans précédent de cette guerre. Il y a une éloquence de l’obésité : mon volume donne une idée de l’ampleur des dégâts humains dans les deux camps. Il dit aussi l’improbable retour à un semblant de normalité : à supposer qu’il soit possible de perdre plus de 100 kilos, cela prendrait un temps fou et coûterait des efforts infinis. Et comment est-on après la fonte ? On doit avoir la peau flasque et pendouillante comme celle d’un vieillard. Sans parler des inévitables rechutes, car on ne guérit pas d’une addiction aussi sévère.

Toutes les guerres modernes ont laissé des traces ineffaçables de part et d’autre ; parmi les nuisances durables occasionnées par la guerre d’Irak, l’obésité sera, je pense, la plus emblématique. Le gras humain sera à George W. Bush ce que le napalm fut à Johnson.

Aucune justice ne sera rendue à personne. Mais qu’au moins l’accusation soit clamée. Pour cela, rien de tel qu’une œuvre d’art. Au pays, avec les copains, on trouvera facilement un moyen d’attirer l’attention des médias et, pourquoi pas, des galeristes. D’où l’intérêt de ne pas maigrir. Ça tombe bien, nous n’en avions pas l’intention.

Sincèrement,

Melvin Mapple

Bagdad, le 26/04/2009